Illustration : Matthieu Méron
En tahitien, le cancer se dit « māriri ‘ai ta’ata » et désigne « le ver qui ronge la personne » et qui touche, en Polynésie française, plus de 600 personnes, un chiffre en augmentation constante ces dix dernières années. « Ici, le cancer a une aura particulière, explique Jacques Raynal, ministre de la Santé et de la Prévention de la Polynésie française. Cette maladie a notamment une dimension politique très forte liée aux conséquences des essais nucléaires français, une question épineuse qui divise. Et si le lien entre le cancer et ces essais n’est pas démontré, deux autres causes de la maladie sont clairement identifiées : l’obésité et le tabagisme. » Sur place, les soins manquent de coordination et l’éclatement du territoire – 118 îles, dont soixante-seize habitées, réparties sur cinq archipels, pour une superficie totale de 5,5 millions de km2 – ne facilite pas la prise en charge des personnes malades qui, pour certaines, partent pour la Nouvelle-Zélande ou en métropole afin d’y être soignées. Travaillant au renfort de son offre médicale depuis déjà de nombreuses années, la Polynésie française a choisi d’aller plus loin en formalisant son engagement dans un Plan cancer. Ce document fixe les axes stratégiques, les orientations et les mesures prises dans le cadre de la lutte contre le cancer pour les années 2018 à 2022.
L’ICPF dépistera des personnes malades le plus tôt possible et il les fera bénéficier d’un parcours de soins coordonnés organisé autour de leurs besoins.
Sophie Beaupère, déléguée générale d’Unicancer
Un lieu dédié au dépistage et au traitement
« Nous avons recruté des professionnels de santé et nous nous sommes dotés de moyens matériels de pointe, mais le service d’oncologie de l’hôpital de Papeete manque d’un pilotage pour offrir une prise en charge adaptée et élaborée aux personnes malades », poursuit Jacques Raynal. Afin de remédier à cette situation tout en fédérant les forces en présence, la Polynésie française a confié à Unicancer, le réseau spécialisé dans la lutte contre le cancer, une mission d’appui pour la construction du projet médical préalable à la création de l’Institut du cancer de la Polynésie française (ICPF). Suite à ce travail, Unicancer a rendu ses recommandations en mai dernier et a signé, le 27 avril, un accord-cadre de partenariat avec la Polynésie française en vue de créer l’ICPF. Si la date de création de cet institut est encore incertaine, son cadrage économique et administratif doit être abouti courant 2021. Basé à Papeete, cet institut, centré sur le parcours patient, offrira des salles de consultation et des salles techniques dédiées au cancer, tandis que l’hospitalisation des personnes malades pourra être assurée par l’hôpital attenant. « L’offre médicale sera résolument orientée vers les patients, explique Sophie Beaupère, déléguée générale d’Unicancer. Cela signifie concrètement que l’ICPF dépistera des personnes malades le plus tôt possible et qu’il les fera bénéficier d’un parcours de soins coordonnés organisé autour de leurs besoins. »
Un accès à l’innovation médicale
L’ICPF se fixe également pour objectif de faire en sorte que les patients polynésiens bénéficient des avancées thérapeutiques au même rythme qu’en métropole. Unicancer contribuera à cette exigence par la mise en place de nouvelles pratiques, de nouveaux traitements et de nouvelles technologies. « Nous mettons au service de la Polynésie française la force de notre réseau et toute l’expérience des centres de lutte contre le cancer en matière d’organisation médicale et scientifique, mais également de management des ressources, au travers de nos systèmes d’information et de notre service d’achats », précise Sophie Beaupère. « Avec Unicancer, nous avons initié une collaboration qui a vocation à se prolonger dans le temps, au-delà de la création de l’Institut », confirme Jacques Raynal. En matière d’avancée technologique, l’ICPF prévoit notamment de se doter d’un laboratoire d’anatomocytopathologie haut de gamme. L’intérêt de ce type d’équipement est double. Il va permettre d’accélérer et d’améliorer le diagnostic pour éviter aux malades une perte de chances, mais il pourrait aussi avoir la vertu d’attirer les professionnels de santé et de les fidéliser en Polynésie française, un territoire qui rencontre aujourd’hui des difficultés à intégrer durablement les soignants. Afin de générer une dynamique durable mobilisant l’innovation au bénéfice des malades, l’ICPF a également pour ambition d’accueillir des chercheurs. « Ici, la recherche relève des compétences de l’État français et, si nous avons obtenu un accord de principe sur le fait que l’Institut pourrait être un lieu de recherche, nous attendons les textes réglementaires qui l’approuveront », précise Jacques Raynal.
Il y a une forte demande extérieure pour utiliser notre future infrastructure. Cela demandera de la réflexion et des moyens.
Jacques Raynal, ministre de la Santé et de la Prévention de la Polynésie française
À terme, l’ICPF pourrait également s’occuper de personnes malades issues de pays voisins tels que les îles Fidji ou même les îles Cook ou Tonga. « Il y a une forte demande extérieure pour utiliser notre future infrastructure, conclut Jacques Raynal. Cela demandera de la réflexion et des moyens, mais la France montre un certain intérêt pour que l’ICPF rayonne au-delà de la Polynésie. »
Trente ans d’essais nucléaires
Entre 1966 et 1996, la France a effectué 193 essais nucléaires en Polynésie française, dont quarante-six réalisés dans l’atmosphère, qui ont produit des nuages radioactifs balayés par les vents et exposé la population et l’environnement à des taux de radioactivité anormaux. Mais encore aujourd’hui, le sujet fait débat car les données précises sur cette contamination et ses conséquences manquent. En 2018, Oscar Temaru, figure politique de l’opposition en Polynésie française, a déposé une plainte contre la France pour « crimes contre l’humanité » devant la Cour pénale internationale au nom de « toutes les personnes qui sont mortes des conséquences du colonialisme nucléaire ».
« Nous n’avions pas conscience du danger »
Dans les années 60, après un premier séjour en Polynésie française de 1964 à 1965 comme infirmier du service de santé des armées, Jacques Henry est revenu sur place de 1968 à 1969. Il travaillait alors au Centre de recherche du service de santé des armées (CRSSA). Il se souvient : « Avec mes collègues, nous étions les premiers à pénétrer dans l’atoll après les essais avec le bâtiment laboratoire La Rance. Notre mission consistait à effectuer des prélèvements et examens pour que le reste des bâtiments puissent entrer à leur tour dans l’atoll. À notre passage, les détecteurs de radiations se déclenchaient. En y repensant, je me rends compte que les conditions de sécurité n’étaient peut-être pas toujours optimales ». Aujourd’hui suivi pour une maladie de la thyroïde, ainsi que son épouse qui, elle, travaillait à Papeete, il s’interroge : « Il aurait fallu être mieux informés sur les risques encourus et mieux équipés pour la radioprotection. Après notre séjour en Polynésie, aucune surveillance médicale particulière n’a été mise en œuvre, hormis le suivi classique réservé aux militaires. Et ce, malgré une anomalie décelée lors des bilans pratiqués à Mururoa ».
Aujourd’hui, que reste-t-il des radiations ?
À cette question, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ne constate pas de danger actuel lié aux essais nucléaires. Après une diminution régulière des niveaux de radioactivité depuis l’arrêt, en 1974, des essais atmosphériques français d’armes nucléaires et après le dernier essai atmosphérique effectué par la Chine en 1980, les niveaux de radioactivité mesurés en 2016 se situent à un niveau très bas dans l’environnement polynésien. « Siégeant au conseil d’orientation et de recherche de l’IRSN au nom de la Ligue contre le cancer, je constate le sérieux de cet organisme », estime le professeur Simon Schraub, cancérologue et vice-président du Comité de la Ligue contre le cancer du Bas-Rhin.