Valérie Nicolas-Hémar
Maîtresse de conférences en sciences de gestion, université Paris-Saclay
« Depuis les années 70, notre rapport à l’alimentation a changé. Deux éléments principaux l’expliquent. D’une part, l’évolution des familles, avec le travail des deux parents qui laisse moins de temps pour faire la cuisine. D’autre part, et en réponse, la très forte évolution de l’offre alimentaire, avec les produits industriels, puis les surgelés. Or, la fabrication industrielle repose sur des contraintes : la sécurité sanitaire – à ne pas confondre avec la qualité nutritionnelle –, la conservation des produits – d’où le recours aux additifs, au sel, au sucre… – et un enjeu de production de masse, avec le recours des fabricants à certains ingrédients à faible coût de revient mais nutritionnellement mauvais, comme le sirop de glucose. Pour autant, il ne faut pas trop noircir le tableau : le consommateur a un large choix, l’alimentation est sûre, à défaut d’être toujours saine, et elle est accessible au plus grand nombre.
Aujourd’hui, les choses semblent évoluer, avec la recherche de produits moins transformés, plus simples, qui se traduit par une baisse des plats préparés. Cette tendance va se poursuivre, mais on observe une tension forte entre le plaisir et le coût, comme on le voit avec le bio, difficilement accessible aux plus modestes. Il y a aussi une tension entre le « oui, je sais que ces aliments ne sont pas forcément bons » et le désir de se faire plaisir, de faire plaisir aux enfants avec des produits associés à des marques fortes, comme les sodas.
La publicité joue là-dessus, en mettant en avant les aspects émotionnels de l’alimentation, le plaisir et l’harmonie familiale autour de la nourriture. Pour autant, l’encadrement légal de la publicité, certes nécessaire, est complexe en raison de la multiplication des canaux de communication. Au-delà de la télévision, voyez les publicités intégrées aux jeux vidéo… De leur côté, les grandes marques mélangent dans leur discours le bien-être nutritionnel avec le plaisir et la convivialité, sans nécessairement proposer des produits sains. Mais elles ont les moyens d’innover pour améliorer le Nutri-Score de leurs produits et n’ont donc pas d’excuses. Ce sera plus difficile pour les nombreuses PME, qui disposent de moindres moyens en recherche et développement ».
Serge Hercberg
Épidémiologiste, professeur de nutrition à l’université Sorbonne Paris-Nord
« Depuis le lancement du PNNS en 2001, l’information sur l’alimentation s’est nettement améliorée. Il reste cependant encore beaucoup à faire pour éduquer sur la nutrition, mais aussi pour mettre en œuvre les recommandations. Aujourd’hui, plus de 90 % des Français connaissent le conseil sur les cinq fruits et légumes par jour, mais seuls 45 % le mettent en pratique et seulement 5 à 6 % chez les plus précaires… Mais attention ! : il faut tuer dans l’œuf l’idée que tel ou tel aliment serait bon pour la santé et protégerait de la maladie, notamment du cancer. Contrairement à ce que veulent nous faire croire certains fabricants et publicitaires, il n’existe pas d’aliments santé. » Seule une alimentation favorisant globalement les fruits et légumes, les produits céréaliers complets, les fruits secs non salés, les poissons, et limitant la viande hors volaille, la charcuterie, l’alcool, les aliments trop gras, trop sucrés et trop salés, doublée d’une activité physique, permet de préserver sa santé à tout âge. Il est également essentiel d’éviter les produits ultra-transformés. Ces recommandations et les conseils pour les mettre en œuvre se retrouvent sur le site mangerbouger.fr.
Pour aider les consommateurs à y voir plus clair, le Nutri-Score est un bon outil. Au début, de 2014 à 2017, il a fallu se battre avec les industriels pour le mettre en place. Aujourd’hui, 520 entreprises, représentant 690 marques et environ 50 % du volume des ventes, sont adhérentes. Les autres finiront par y venir, car le Nutri-Score est plébiscité par les consommateurs, et sept pays européens l’ont déjà adopté. C’est un outil fiable, qui synthétise et rend compréhensibles les informations nutritionnelles figurant sur les étiquettes. Mais il ne prétend pas être exhaustif. Il ne dit rien sur le degré de transformation des aliments, leur impact environnemental ou la présence de certains composants chimiques. Un indicateur synthétique n’étant pas envisageable – comment pondérer entre elles des données aussi disparates ? –, l’avenir est sans doute à la coexistence de plusieurs indicateurs dédiés ».
Daniel Nizri
Vice-président de la Ligue contre le cancer, président du Comité départemental de la Seine-Saint-Denis, président du Programme national nutrition santé (PNNS 4)
« Agir en prévention des cancers est l’une des missions de la Ligue. Depuis quelques années, déjà, elle s’implique dans les questions touchant à l’alimentation et a commencé par soutenir la recherche sur l’impact de l’alimentation dans l’apparition de certains cancers. Puis, sous l’impulsion du président Axel Kahn, elle a fait du sujet l’une de ses priorités et créé le groupe de travail Alimentation et cancer. En outre, la Ligue promeut la santé globale, au-delà du seul cancer, et travaille très étroitement avec France Assos Santé, qui a aussi mis en place un groupe de travail sur le sujet. Nous avons choisi deux axes principaux à ces travaux. Le premier est l’éducation à l’alimentation des adultes (information et promotion du Nutri-Score) et des jeunes (éducation à la santé et accompagnement des changements de comportements nutritionnels). Permettre aux personnes d’être des acteurs responsables de leur bien-être est une nécessité. Le second axe est la réduction des inégalités sociales et territoriales de l’accès à une alimentation favorable à la santé. L’importance de la fréquence de l’obésité dans les populations en situation de fragilité sociale, et plus particulièrement dans certains territoires, suburbains, ruraux et en outre-mer, aggravée par la crise de la Covid, doit nous mobiliser.
Mais comment arrive-t-on à faire passer ces messages à la population ? La réponse passe par un développement des actions partenariales. Cela se joue d’abord sur le terrain au niveau des Comités départementaux, avec les services déconcentrés, les collectivités territoriales, les autres associations et souvent avec les comités voisins : conseils de nutritionnistes et diététiciens, ateliers culinaires, contribution aux activités scolaires et périscolaires, etc. Cela se joue également au plan national. La Ligue mène des actions de plaidoyer, comme c’est le cas en ce moment sur les nitrites dans la charcuterie. Elle entend aussi être partenaire des pouvoirs publics dès la conception et la mise en œuvre d’une action de santé publique ».
Illustrations Anne Cresci