Pourquoi avoir lancé l’étude « Les Français, les enfants et l’alcool »(1) ?
Emmanuel Ricard : L’ambition était de montrer à quel point l’alcool est présent partout en France et de s’interroger sur cette normalisation. Il s’agissait aussi de profiter du Dry January qui invite à se désintoxiquer de l’alcool pendant un mois, pour poser la question de la norme sociale et de la pression sociale, en France, sur le fait de boire. Concrètement, quand on dit qu’on ne boit pas, on doit aussitôt le justifier par une maladie, une grossesse, ou encore une consommation addictive.
Daniel Nizri : Nous nous appuyons sur les chiffres de cette étude pour sensibiliser à l’utilité du Dry January, un temps organisé pour prendre du recul sur sa consommation et faire passer
le message que l’on peut vivre dans un pays viticole comme la France, passer de bons moments festifs, sans forcément consommer d’alcool.
Prévenir les risques liés à la consommation d’alcool est une question de santé publique.
Daniel Nizri
Quel est le profil type du consommateur moyen en France ?
E. R. : Il n’y en a pas. Toutes les typologies de population boivent, mais il est important de rappeler que nous ne sommes pas tous égaux face à l’alcool dans la mesure où nous n’avons pas tous le même système enzymatique. Il existe des profils plus vulnérables, et notamment les femmes. Or, les normes sociales ayant évolué, les femmes consomment, comme les hommes, de l’alcool et du tabac.
Le risque de cancer ne concerne pas uniquement les profils très dépendants
Emmanuel Ricard
à l’alcool et au tabac ; pour certaines personnes, un verre suffit.
Cette étude révèle notamment que 70 % des Français trouvent acceptable de faire goûter une boisson alcoolisée avant 18 ans et 30 % avant 15 ans… Que dire de ces résultats ?
E. R. : En lançant cette étude, nous n’étions pas naïfs. Je me doutais de ce décalage entre les positions intimes que les Français adoptent dans le cadre familial et les positions affichées. En effet, si tout le monde s’accorde sur l’idée que les jeunes ne doivent pas boire, cette étude montre une tout autre réalité.
D. N. : Appartenant à une génération où l’alcool était encore présent à l’école primaire, je me doutais de ces résultats. J’ai néanmoins été stupéfait de voir à quel point l’alcool était encore banalisé, notamment pour ce qui concerne les plus jeunes.
Quelle est la responsabilité des industriels de l’alcool ?
D. N. : Leurs porte-parole font un véritable travail de lobbying auprès des membres de l’Assemblée nationale et du Sénat. En 2020, ils sont allés jusqu’à porter un projet d’éducation à l’oenologie pour les jeunes. Ces lobbies sont également directement présents auprès de la jeunesse, notamment via les associations étudiantes auxquelles ils offrent les premiers litres d’alcool dans le cadre de l’organisation de soirées. Ils mènent ce travail de terrain dans de nombreux événements sportifs et culturels et portent des discours aussi dangereux que « Consommez moins mais mieux » ou « Buvez de l’alcool… mais aussi de l’eau ».
E. R. : Les industriels de l’alcool véhiculent une forme de désinformation et, finalement, la mention « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé » renforce l’idée que l’on peut boire et instaure des repères collectifs flous en précisant « Consommez avec modération ». La « modération » renvoie à une notion subjective,qui relève de l’intime, établissant que l’on consomme sans excès, donc sans danger. Or, en matière d’alcool, il n’y a pas d’effet seuil ; l’alcool est toxique dès le premier verre et représente notamment une source de calories importante susceptible d’entraîner une prise de poids.
D. N. : Les lobbies de l’alcool vont jusqu’à instiller le doute sur les effets de la consommation d’alcool. Par la voix de médecins peu scrupuleux, certains ont même véhiculé l’idée – fausse – qu’un verre de vin quotidien aurait des effets « protecteurs » sur la santé cardiovasculaire et diminuerait le stress. Ce type de discours met à mal nos messages rationnels en faveur d’une consommation raisonnée.
E. R. : Ce discours sur le côté protecteur du vin a la dent dure.Au total, 23,5 % des personnes interrogées dans le cadre du baromètre cancer réalisé par l’Institut national du cancer étaient d’accord avec l’idée que « globalement, boire un peu de vin diminue le risque de cancer plutôt que de ne pas en boire du tout ». On sait pourtant que 8 000 cancers du sein sont, chaque année, liés à la consommation d’alcool et que ce risque intervient à des doses inférieures à un verre d’alcool par jour.
La loi Évin qui encadre la publicité pour les boissons alcooliques est, pour vous, insuffisante ?
D. N. : Elle est surtout trop rarement appliquée et souvent contournée. Récemment, la Ligue a porté plainte avec le collectif France Assos Santé contre la RATP, qui a autorisé des publicités pour de l’alcool à proximité des écoles. Ce qui s’est passé pendant la Coupe du monde de rugby était également problématique. Sous prétexte que les retransmissions des matchs étaient internationales, l’alcool et la publicité pour l’alcool étaient présents dans les fan zones sans que cela ne choque personne. Il y a fort à parier que les espaces de publicité pour l’alcool réapparaîtront à l’occasion des Jeux olympiques.
En France, il existe une pression sociale à consommer de l’alcool ; à nous de contribuer à dénormaliser cette pratique.
Emmanuel Ricard
Face à la puissance des lobbies et à la portée de leurs discours, comment une association comme la Ligue contre le cancer peut-elle agir ?
D. N. : Nous avons un devoir d’influence que nous accomplissons au plus près des décideurs. La Ligue doit être un outil politique au service de l’amélioration de la santé pour, sur le long terme, protéger notre système de santé. Nous pouvons raisonnablement envisager de voir un jour advenir la première « génération sans tabac ». Concernant l’alcool, le poids économique et culturel de ce sujet est tel, en France, que nous sommes bien obligés de modérer nos ambitions. Rappelons qu’il y a deux ans, le Gouvernement a bloqué la parution d’une campagne de prévention nationale sur l’alcool alors même que celle-ci était financée. Mais cela ne va pas nous faire reculer. Si ce manque de portage politique complexifie la prévention sur l’alcool auprès de populations adultes, nous priorisons nos efforts sur l’éducation à la santé des plus jeunes. Nous avons d’ailleurs signé une convention avec le ministère de l’Éducation nationale qui nous reconnaît comme association pouvant intervenir dans les établissements scolaires. L’enjeu est de porter des messages de dénormalisation de l’alcool. Il s’agit de sortir de la notion d’usage régulier, de comportement addictif.
E. R. : Pour faire avancer les choses, il va nous falloir avancer à contre-courant, faire front pour que l’alcool devienne une préoccupation collective. Une fois passée la levée de boucliers, le changement finit souvent par être admis : les contrôles routiers d’alcoolémie étaient très mal acceptés, au début, ils ne sont aujourd’hui plus remis en question.
L’enjeu est de porter des messages de dénormalisation de l’alcool. Il s’agit de sortir de la notion d’usage régulier, de comportement addictif.
Daniel Nizri
La Ligue contre le cancer est-elle la seule association à se mobiliser sur ce sujet ?
D. N. : Non, depuis la pandémie du Covid-19, je suis très heureux de constater que nous partageons cette dynamique avec de nombreuses autres associations qui oeuvrent également sur le terrain en se mobilisant au nom des personnes diabétiques sur les thématiques liées à l’obésité, etc. Nous portons désormais les messages de prévention ensemble auprès des structures hospitalières, médicosociales, ou des pouvoirs publics.
Les patients devraient également être informés du rôle de l’alcool comme facteur de risque du cancer, un lien encore trop sous-estimé.
Emmanuel Ricard
Quel peut être le rôle des professionnels de santé (oncologues, infirmiers, médecins généralistes…) dans la sensibilisation et l’information du grand public ?
E. R. : Dans un système de santé dégradé, les médecins ont de moins en moins de temps à accorder à la prévention. Il serait pourtant pertinent que le sujet de l’alcool soit plus systématiquement abordé en consultation, en invitant par exemple le patient à estimer sa consommation journalière pour repérer les signes de dépendance le plus précocement possible et proposer un accompagnement adapté. C’est encore un sujet trop peu discuté ; seulement 5,4 % des personnes interrogées lors du dernier baromètre cancer de l’Institut national du cancer déclaraient avoir abordé ce sujet avec un professionnel de santé. Les patients devraient également être informés du rôle de l’alcool comme facteur de risque du cancer, un lien encore trop sous-estimé.
(1) Enquête réalisée par OpinionWay pour la Ligue contre le cancer sur un échantillon de 1 225 personnes représentatives de la population française interrogées du 12 au 14 décembre 2023. Principaux résultats à lire en p. 11.