Retour sur les avancées les plus marquantes avec le professeur Jean-Paul Vernant, hématologue praticien à la Pitié-Salpêtrière et à l’hôpital Necker, auteur des recommandations pour le Plan cancer 3 et vice-président de la Ligue contre le cancer.
En 1923, existait-il des traitements contre le cancer ?
Jean-Paul Vernant : Au début du XXe siècle, c’était la préhistoire ; il n’existait quasiment aucun moyen de lutter contre le cancer en dehors d’une radiothérapie débutante. Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que l’industrie pharmaceutique trouve les premiers traitements, découverts en étudiant des milliers de produits tirés de la terre ou de végétaux comme la mandragore, l’if, la pervenche de Madagascar… dont on évaluait la capacité à inhiber la pousse de cellules cancéreuses. La chimie améliorait ensuite les performances des produits isolés. Ainsi, c’est dans une éponge de la mer des Caraïbes qu’a été mise en évidence l’arabinose, dont sont issus la cytosine arabinoside et de multiples médicaments contre les virus du groupe herpès. Quant à la cyclosporine – formidable immunosuppresseur encore utilisé actuellement pour réaliser des greffes de moelle dans le cas de leucémies, par exemple –, elle provient d’un extrait de terre norvégienne. Tous ces médicaments, fruits d’un formidable travail de recherche, criblage et développement de l’industrie pharmaceutique et mis sur le marché à des prix raisonnables, sont encore très largement utilisés.
.
Que s’est-il passé ensuite ?
J.-P. V. : Les années 1990 et 2000 ont vu le formidable développement de la biologie moléculaire et de l’étude des génomes. Il est devenu possible de séquencer des tumeurs et d’étudier les mécanismes moléculaires impliqués dans la maladie. Cela a permis une meilleure compréhension de la physiopathologie des cancers et les modalités de recherche ont radicalement changé. Nous sommes passés de laborieux criblages réalisés pour découvrir de nouvelles molécules à une prise en charge de la recherche par des structures académiques, le plus souvent financées par des fonds publics. La cible à atteindre ainsi découverte était offerte à l’industrie qui n’avait plus qu’à fournir la molécule susceptible de l’atteindre. Le concept de traitement ciblé est alors apparu. Plusieurs moyens d’atteindre cette cible se sont développés comme les inhibiteurs de tyrosine-kinase (ITK), les anticorps monoclonaux ou, plus récemment, les CAR-T cells (Chimeric Antigen Receptor).
En quoi ces découvertes ont-elles changé la vie des malades ?
J.-P. V. : Le premier inhibiteur de tyrosine-kinase (ITK) utilisé en thérapeutique, l’Imatinib (Glivec®), a permis à des centaines de milliers de malades atteints de leucémie myéloïde chronique, dont la seule chance de guérison reposait sur une allogreffe de moelle, de mener une vie normale grâce à la simple prise quotidienne d’un comprimé. L’Imatinib et ses dérivés sont également efficaces dans certaines leucémies aiguës lymphoblastiques et tumeurs stromalesgastro-intestinales. De nombreux autres ITK ayant d’autres spécificités sont également disponibles. Les anticorps monoclonaux (AC) sont largement utilisés : ainsi en est-il du Rituximab (Mabthera®), ciblant une protéine exprimée sur les lymphocytes B (CD 20), ou du Trastuzumab (Herceptin@), ciblant HER 2 surexprimée dans certains cancers du sein. Ces anticorps monoclonaux, parfois couplés à un isotope ou à une toxine, se sont multipliés. Certains sont dirigés contre les points de contrôle du système immunitaire (les « chekpoints ») pour activer l’immunité antitumorale. Ils ont révolutionné le traitement des mélanomes métastatiques et sont maintenant testés dans de multiples autres indications.
Enfin, le traitement par CAR-T cells, une thérapie cellulaire récente qui consiste à modifier génétiquement les lymphocytes T du malade pour qu’ils reconnaissent et détruisent les cellules cancéreuses, a donné de remarquables résultats, en particulier dans certaines leucémies et certains lymphomes (voir l’encadré p. 13). Ces nouveaux traitements ont changé la vie des malades, mais aussi le financement de la santé. En effet, les prix de ces innovations ont, de façon injustifiée, explosé alors que la recherche est essentiellement financée par des fonds publics et que le temps du développement avant la mise sur le marché est de plus en plus court.
Ces traitements d’immunothérapie sont très prometteurs mais qu’en est-il de la classique chimiothérapie ?
J.-P. V. : Au fil des années, nous sommes passés d’une chimiothérapie « tous azimuts » encore très utile, qui détruisait les cellules malades mais aussi certaines cellules saines, à des traitements ciblés rendus possibles grâce au séquençage des tumeurs. Mais, malgré les progrès thérapeutiques, je voudrais insister sur l’importance de la prévention et du dépistage. N’oublions pas que 40 % des cancers pourraient être évités en adoptant les comportements de santé adaptés : l’arrêt du tabac, la réduction de la consommation d’alcool, la vaccination contre le papillomavirus qui prémunit contre les cancers du col de l’utérus et certains de la sphère ORL, etc.
Et la radiothérapie ?
« La radiothérapie est un peu plus âgée que Vivre… Elle reste, toutefois, la plus jeune spécialité de médecine et n’a cessé de progresser depuis la découverte des rayons X par Wilhelm Röntgen et leurs premières applications médicales à l’orée des années 1900. Aujourd’hui, la radiothérapie stéréotaxique, qui irradie la tumeur de façon ultraciblée avec une dose très élevée sur très peu de séances, se substitue notamment à la chirurgie pour certains cancers, comme ceux du poumon qui sont peu avancés, ou certaines tumeurs cérébrales. Il est également possible, aujourd’hui, d’irradier une seconde fois une zone qui l’a déjà été par le passé, dans le cas d’une récidive de cancer, par exemple. Ces progrès positionnent la radiothérapie comme un traitement efficace entraînant près de 40 % de guérison définitive et qui a su grandement limiter les complications qu’il pouvait entraîner antérieurement.
Aujourd’hui, nous travaillons encore à améliorer la précision, le positionnement et la sélectivité du traitement au bénéfice du patient. » Dr Alain Labib, oncologue radiothérapeute à l’Institut Curie.